Avril 1895

"L'Uruguay", navire de transport à bord duquel E.H. Destelle a embarqué à Marseille
En mer, le 21 Avril 1895.
Ma chère mignonne,
Il me semble qu'il y a un siècle que j’ai quitté Toulon, et je ne puis encore me figurer que c’est pour si longtemps.
Comment vas-tu ? Comment vont nos chers enfants ? Je pense que ma lettre t’arrivera au moment où tu seras presque rétablie de tes couches, si notre bébé est venu au monde après mon départ.
(Il s’agit d’Andrée, sa troisième fille, qui naîtra le 23 Avril 1895 à Toulon)
Je suis bien heureux de sentir auprès de toi Victorine (Victorine est la sœur d'Émile-Honoré) , qui doit t’aider à supporter notre séparation.
Soigne-toi bien afin de ne pas tomber malade, et soigne bien nos enfants.
Nous avons dépassé Messine ce matin, et nous ne serons pas à Port-Saïd avant mercredi soir, probablement.
J'attends là le fameux télégramme.
Notre voyage ne présente rien de remarquable. De la caserne à la gare nous avons été bien tranquilles, personne ou presque dans la rue.
À la gare pas grand monde, si ce n’est au moment du départ.
Les lieutenants-colonels Le Camus et Gonard, le commandant Olive seul, et quelques capitaines.
À Marseille, je suis parti en voiture avec Lamolle et Trabaud et j’ai laissé Poulliard et sa compagnie subir l’ovation des Marseillais.
Ils sont arrivés aux docks couverts de fleurs.
Là, nous avons trouvé tout le bataillon du 200e.
Je dois te dire que Famin a fait le voyage avec nous et est venu à bord avec moi.
Il a vu ma cabine et a dû te voir depuis pour te dire que j'étais très bien installé.
En arrivant aux docks, nous avons été saisis par la société des anciens militaires de la Marine qui a offert des biscuits et du Malaga à tous nos hommes.
J’ai eu là une agréable surprise.
Le frère de Justin était venu pour me serrer la main.
Cela m’a fait grand plaisir. Tu ne peux te figurer le désordre qui régnait sur les quais quand nous sommes arrivés. Tout était pêle-mêle, troupes, colis, spectateurs.
Je suis allé à bord pour y reconnaître ma cabine. On pouvait à peine circuler, tant le navire était encombré.
Il y avait un tas d'officiers en aiguillettes qui faisaient des embarras et qui n’arrivaient à rien.
L’un d’eux, capitaine de hussards, était chargé de l’embarquement et répartissait les cabines. Il fallait voir ce Monsieur, qui mettait les pieds à bord d’un navire pour la première fois, se débrouiller. C’était à mourir de rire.
L’embarquement du 200e (4 compagnies) a duré au moins trois heures. Pendant ce temps nous aurions facilement embarqué toute une brigade de Marine.
Quant aux bagages, tout était en vrac sur les quais, et le fameux capitaine est venu m’annoncer qu’il n’y avait plus de place pour loger les nôtres.
Il va sans dire que je me suis gendarmé et, comme le général de Vaulgrenant était là, je suis allé le trouver.
Il croyait que c’était par notre faute que les bagages n’étaient pas arrivés la veille. Je lui ai expliqué la méprise des bureaux de Toulon et il a été édifié.
J’ai dû moi-même faire faire le chargement de tous nos colis, car sans cela ils seraient encore à Marseille.
D’ailleurs, j'ai déclaré au général que je ne partirai pas sans nos bagages.
Il fallait voir tous les lignards (surnom des officiers et soldats de l'infanterie), casque en tête, faisant des embarras.
Il y avait là 500 à 600 personnes qui les accompagnaient et la musique de l’un des régiments qui jouait des airs variés.
Le bassin était couvert de bateaux. Je dois te citer entre autres personnes, ta marchande de volailles qui était en bateau avec l’une de ses filles et qui est venue me voir.
Le pont du navire peu avant le départ était bondé. On ne s’y reconnaissait plus ; on avait hissé le grand pavois.
Avant de partir, on a rendu les honneurs au drapeau du 200e, puis lorsqu'on a largué les amarres, les clairons ont sonné la marche du régiment et la musique à terre a joué le « Chant du départ », puis « la Marseillaise ».
Les Marseillais faisaient un vacarme indescriptible ; toutes les jetées étaient noires de monde et nous étions suivis de bateaux de toutes dimensions.

Nous avons mangé seulement à 1 heure du soir, et en sortant nous avons eu du gros temps, ainsi y avait-il peu de monde à table le soir.
J’ai fait connaissance avec les officiers du 200e. Le colonel est aimable et surtout le lieutenant-colonel qui est un boute-en-train.
Ils ont une petite fanfare montée à leurs frais, des cors de chasse et un orchestre à cordes.
Quant aux bagages, on ne les compte pas. On ne croirait jamais que ces braves gens vont en guerre. Ils ont presque tous des appareils photographiques.
Je me demande où ils mettront tout cela quand nous arriverons à Majunga.
Le bateau est assez bien aménagé pour les officiers, mais les hommes sont trop serrés et comme il n’y a que des hublots, ils souffriront beaucoup, surtout dans la mer Rouge.
Dieu veuille qu'il n’y ait pas d’épidémie ; ce ne serait pas drôle du tout.
Il faut voir la saleté qui règne là-dedans, et nos hommes seuls sont propres et entretiennent bien leur poste.
La nourriture est bonne. Même genre que sur le « Comorin » (bateau sur lequel EH. Destelle et sa femme sont rentrés de Hanoï deux ans plus tôt) avec plus de plats peut-être.
Je fais dresser un soldat cuisinier par le chef du bord, cela pourrait nous être utile à Madagascar.
Nous avons roulé et tangué bord sur bord depuis notre départ jusqu’à Messine.
Tout le monde a été malade. J'ai eu la bile bouleversée et j’ai beaucoup souffert pendant un jour entier.
J’ai repris le dessus maintenant. Le Docteur Trabaud a la diarrhée depuis deux jours et souffre de coliques.
M. Thal également. Plusieurs officiers sont fatigués par ce mauvais temps.
Actuellement le temps est beau et nous espérons le conserver jusqu’à Port-Saïd.
Nous n’avons pas relâché à Philippeville. Nous allons directement à Port-Saïd, et de là à Majunga sans relâche.
Ce ne sera pas gai. Notre commandant n’a jamais fait cette route et se montre très prudent, aussi n’allons-nous pas vite dans les passages un peu difficiles.
Il est probable que la traversée de la Mer Rouge sera un peu longue, car il ne s’y aventurera pas sans de grandes précautions.
Coulouvrat (ordonnance de Destelle) fait très bien son service et il n’a pas du tout le mal de mer.
Je suis logé comme un prince et servi de même. Ici on n’a qu’à demander et on donne.
On voit bien que la compagnie a fait une fameuse affaire en prenant ce marché.
Il paraît que notre voyage lui rapporte 350.000 Fr. C’est joli comme tu le vois.
23 Avril 1895.
Nous avons eu hier très mauvais temps et j’étais seul à la table des officiers supérieurs.
Aujourd’hui cela va un peu mieux et nous avons vent arrière.
Nous espérons arriver demain soir vers 2 heures à Port-Saïd.
Tous ces braves biffins (surnom des soldats d'infanterie, les fantassins) sont étonnants. Ils n’ont pas idée
de ce que c'est que la navigation et ils ont besoin qu'on les débrouille.
Leurs hommes sont dégoûtants de saleté et j’ai beau leur dire qu’ils seront malades, ils ne font rien de bien efficace pour remédier à cet état de choses.
Les batteries sont d’un sale dont rien ne peut donner une idée. Les hommes y mangent et jettent tout à terre.
La partie habitée par nos hommes est seule à peu près propre. Si nous avions une épidémie, ce serait épouvantable.
Pour le moment, les bons biffins ont les oreillons qu’ils ont rapportés de Bretagne.
Leur musique fait rage et alterne avec les cors de chasse et les clairons ; c’est à qui fera le plus de bruit.
Nos hommes se conduisent très bien et font l'admiration du colonel du 200e par leur tenue et leur propreté.
On organise un théâtre et un orchestre à cordes qui nous a déjà donné un concert.
Nous avons dans la compagnie Poulliard des types impossibles, même un acrobate de profession.
La vie s'écoule ainsi tant bien que mal et le temps paraît moins long. Nous nous isolons un peu avec Trabaud et nous causons de Toulon et de nos familles.
J’ai deux anciens camarades de promotion à bord. Le lieutenant-colonel du 200e est charmant et un bon vivant toujours gai.
Tous ces gens-là sont équipés comme pour un voyage de touristes. Jamais on ne dirait qu’ils vont faire une campagne sérieuse. Je crois qu’au fond, ils sont persuadés que tout s’arrangera là-bas, et qu'ils vont simplement tenir garnison.
La nourriture est bonne et tout le personnel du bord est très complaisant.
C'est le genre du « Comorin », mais avec plus de confortable pour les officiers, presque autant que sur les courriers, et moins malheureusement pour nos hommes.
J'ai déjà obtenu beaucoup pour les nôtres, mais les biffins se débrouillent
peu ; cela les regarde.
J’ai hâte d’arriver à Port-Saïd pour voir si je recevrai ton télégramme annonçant l’heureuse nouvelle. Soigne-toi bien et ne néglige rien pour te maintenir en parfaite santé ainsi que nos enfants.
Si tu n’es pas assez rétablie pour quitter le logement au 1er Juin, conserve le un mois de plus.
Dis-moi comment tu te trouves de ta nouvelle bonne. Donne-moi des détails sur ton accouchement, sur nos mignonnes, et ne tarde pas de m'envoyer la photographie du bébé et celle des enfants.
Écris-moi souvent, moi de mon côté je te donnerai aussi souvent que possible de mes nouvelles, ne serait-ce qu’un mot.
Je mets mon bas depuis quelques jours, il va très bien comme nous l’avons arrangé.
Écris à Madame Reste pour savoir si le général pourra me donner un coup de main pour ma mise au tableau supplémentaire.
Embrasse les enfants, Victorine et Michel (Michel Hübbel mari de VIctorine, beau-frère de E.H. Destelle), pour moi, mes amitiés à tout le monde, je te dévore de caresses.
Émile.